Archilab SA

ARCHILAB – GABRIELE M. ROSSI SA     ARCHITECTURE & URBANISME

Interview

de Gabriele M. Rossi, Archilab par Yves Dreier
Pully, le 24 septembre 2020
Yves Dreier : Vos bâtiments possèdent un langage architectural reconnaissable. Comment intégrez-vous les demandes et souhaits spécifiques de vos clients sans renoncer à vos valeurs ?

Gabriele M. Rossi : Il faut tout d’abord faire preuve d’une grande capacité d’écoute. Ensuite, les trente ans d’expérience du bureau font que les clients qui viennent aujourd’hui vers moi soutiennent mon approche. Le client qui franchit la porte d’Archilab accepte déjà ma démarche. S’il vient, c’est parce qu’il estime mon travail et qu’il adhère à mes principes.

Y. D. La diversité de vos clients et les contextes riches et variés dans lesquels s’implantent vos bâtiments font-ils varier votre architecture ?

G. M. R. C’est fondamental de bien comprendre les demandes et les attentes d’un client. Je m’intéresse en premier lieu à ce que chaque client veut faire avec sa parcelle et son bâtiment, quelles sont ses visions, ses ambitions ou le message qu’il veut transmettre. Suite au premier contact avec le client, l’analyse du contexte devient pour moi primordiale. Qu’il soit construit, si on est dans un contexte urbain, ou naturel, si la parcelle se situe en périphérie de la ville, c’est toujours par le contexte que je débute mon travail. J’aime savoir ce qui constitue le voisinage de mes projets, le type de constructions, leur morphologie, la valeur du paysage et des dégagements. Ici, la notion de l’espace dans lequel on est appelé à travailler prend une grande importance. La lecture du contexte et le caractère du client génèrent des architectures différentes. Prenons l’exemple de MSC : je savais que le propriétaire voulait marquer sa présence à Genève, avec un bâtiment administratif qui soit à même de devenir le symbole de son activité, du succès de son entreprise. Le bâtiment s’insère dans un tissu urbain. La courbe de la façade s’accorde à la géométrie de la route et son volume s’inscrit dans la continuité des îlots voisins. Chaque façade est traitée différemment des autres, sans remettre en cause la cohérence de l’ensemble. Les façades de tête ont une autre expression que la façade qui donne sur le jardin ou celle qui accompagne la rue. Le bâtiment répond par trois expressions différentes à la nature et aux spécificités de l’espace qui l’entoure. Dans le même esprit, le propriétaire de l’entreprise de maçonnerie MJM à Gruyère voulait montrer ses capacités constructives et attendait que son nouveau siège donne un signal très fort au niveau de l’architecture, qu’il agisse comme un objet emblématique dans le contexte qui allait l’accueillir. Je trouvais le contexte peu intéressant, car il se composait d’entrepôts assez banals. Je voulais un bâtiment au milieu des entrepôts qui crie plus haut que les autres. Il fallait donc créer une architecture qui soit forte, et qui exprime en même temps les capacités techniques de l’entreprise.

Y. D. Lorsque vous planifiez des logements, votre langage architectural semble beaucoup plus récurrent. Vous avez construit de nombreuses villas, et depuis quelques années, votre travail se tourne désormais en majorité vers les immeubles d’habitation multifamiliaux, voire même vers la planification de quartiers composés de centaines d’appartements. Comment votre manière de projeter a-t-elle évolué pour passer du logement individuel au logement collectif ?

G. M. R.  Avec le changement d’échelle, j’ai aussi vécu un changement de la clientèle. Entre un maître d’ouvrage qui construit sa propre villa et un promoteur qui planifie un objet de rente, les enjeux sont fondamentalement différents. Nous répondons toujours à des commandes pour des villas privées, mais le marché a changé, il y a de moins en moins de terrains accessibles pour une clientèle privée qui souhaite construire des villas. Personnellement j’aime beaucoup concevoir des villas, parce que ce sont des projets qui sont rapides et efficaces, le résultat est vite perceptible. Le rapport avec la clientèle privée est un peu plus compliqué, parce leurs exigences sont parfois très subjectives et demandent une grande capacité d’adaptation pour répondre à leurs besoins. La beauté de travailler sur des villas, c’est qu’on peut se permettre des choses qui tendent vers l’inhabituel, pour ne pas dire l’exceptionnel. Dans les villas, je cherche parallèlement aux espaces fonctionnels à créer des espaces qui n’ont pas de fonctions bien déterminées, mais qui génèrent des effets de surprise, où l’espace prend une importance unique, inattendue. Je retrouve cette générosité dans les appartements de très grande taille, comme ceux que nous avons construits au chemin du Beau-Rivage à Lausanne. Avec des surfaces de 400 ou 500 m², on peut se permettre des choses impensables dans le logement collectif. Des spatialités en doubles hauteurs, des salons de 70 m², voire même parfois de 100 m². Dans le logement collectif, l’architecture répond à des préoccupations et des contraintes diamétralement différentes de l’habitat individuel. L’architecture se travaille au centimètre, les contraintes budgétaires sont très strictes, la générosité architecturale ne s’appuie pas uniquement sur les qualités spatiales, mais doit aussi générer des avantages économiques. Avec l’expérience, nous avons rédigé un cahier qui compile tous les éléments constructifs et dimensionnels : chambre standardisée, salon calibré selon le nombre de pièces, surfaces de balcons, largeurs de couloirs, positionnement des halls d’entrée, système de ventilation, matérialisation facile d’entretien. Nous avons codifié des paramètres pour répondre aux critères des promoteurs et leurs garantir une conception rationnelle des appartements. Il s’agit généralement de critères qui ne sont pas architecturaux, mais qui sont des éléments liés à l’économie du bâtiment, au marché de la location. Certains promoteurs veulent des chambres parentales de 14 m², d’autres disent que 12 m² sont suffisants, mais alors il faut prévoir des armoires encastrées. Même chose pour les cuisines, qui doivent être conçues pour démultiplier les plans de travail, ou pour le salon qui doit avoir une certaine largeur et une certaine profondeur. Je trouve très intéressant de travailler avec des promoteurs, qui ont réalisés des centaines d’appartements, parce qu’ils possèdent une expérience très complémentaire à la nôtre. Dans le cadre de la mise sur le marché de quatre immeubles locatifs à Chailly, nous avons organisé une journée portes ouvertes qui a attiré 2000 personnes et nous avons reçu 200 inscriptions pour 50 appartements. Je suis très sensible à concevoir des logements à des prix corrects pour un large public. Tout en garantissant une grande efficacité, j’essaie de convaincre les investisseurs d’accorder une attention particulière aux finitions, aux choix des matériaux, aux aménagements extérieurs. Je suis convaincu que le prix du loyer ne représente pas l’unique para- mètre du succès d’un projet et que c’est avant tout la qualité architecturale qui permet de se démarquer de la concurrence.

Y. D. J’aimerais revenir sur la notion de générosité que vous avez évoquée en parlant des villas individuelles et comprendre com- ment vous la réinterprétez dans le logement collectif. À quels éléments donnez-vous vos priorités? la façade? les surfaces locatives des appartements ? la collectivité ? les circulations ?

G. M. R. Dans le logement collectif, je pars du principe que les surfaces sont « cadenassées » et ne se prêtent pas à un surplus de générosité. Un trois pièces et demie doit faire 70-75 m² et s’il fait plus, il ne se loue pas ou ne se vend pas parce qu’il devient trop cher. Nous portons donc notre attention sur le calibrage précis des surfaces et nous assurons du bon fonctionnement de l’appartement. Nous cherchons une grande efficacité dans les distributions et les circulations verticales. Dans le canton de Vaud, les cages d’escaliers sont comptées dans le coefficient de surfaces, donc nous devons toujours trouver des stratégies pour créer une architecture avec des circulations verticales compactes. Dans le logement collectif, la générosité est pensée de manière parcimonieuse, nous concentrons donc nos recherches sur l’efficacité et l’utilisation de l’espace, pour donner un confort de vie maximal aux locataires ou aux propriétaires. Mon objectif, c’est que les utilisateurs se sentent bien et que l’opération soit rentable pour ce promoteur, car si un des deux éléments ne fonctionne pas, le projet perd sa raison d’être.

Y. D. Votre ligne architecturale témoigne d’une grande homogénéité. Les expressions horizontales de vos façades, les implantations en plot, les matériaux nobles sont autant d’aspects architecturaux qui apparaissent comme des éléments prioritaires ?

G. M. R. J’accorde une grande importance à développer mon propre langage architectural. L’horizontalité est une constante, car elle dialogue avec le paysage. Les espaces de transition entre intérieur et extérieur – ceux qui ne sont ni dehors, ni dedans – apportent une qualité de vie que je recherche inlassablement. Dans la villa de Cully, la cour intérieure à ciel ouvert amène une luminosité extraordinaire aux autres espaces qui sont en communication directe avec cet espace de vie. On retrouve la même envie que dans toutes les villas, dont les espaces extérieurs sont munis de vastes pergolas. Cette attention se retrouve aussi après dans les appartements locatifs. Un promoteur n’a aucun intérêt à payer un balcon qu’il n’arrive pas à louer. Mon travail, c’est donc de le convaincre que cela vaut la peine d’investir dans ce type de démarche, parce qu’elle amène une qualité supplémentaire à l’habitat. Pour les gens qui habitent ces logements, c’est une qualité supplémentaire de pouvoir être dehors. J’essaie aussi toujours de garantir la privacité entre chaque appartement, c’est pour moi une valeur importante, une question culturelle, une mentalité. Je pars du principe que les locataires aiment se sentir chez eux, même s’ils vivent dans des bâtiments collectifs.

Y. D. Je souhaiterais maintenant aborder d’autres affectations qui thématisant votre travail comme des écoles, des cliniques, des bâtiments administratifs, des infrastructures paysagères. Comment faites-vous pour concevoir des projets aussi diversifiés ?

G. M. R. Je pense que l’intérêt de notre métier, c’est de s’exposer à des programmes qui sont toujours différents. J’apprécie particulièrement m’entourer de spécialistes qui m’accompagnent dans mes réflexions. J’apprends énormément à leur contact et me réjouis toujours de la fabuleuse capacité de notre métier à se réinventer. Pour construire le port de Lutry, j’ai dû travailler avec des ingénieurs en hydrologie, qui m’ont expliqué comment fonctionne le lac et ses courants, mais aussi comment les digues protègent la zone portuaire. Je prends volontiers une posture de généraliste, parce que je suis incapable de calculer une digue, d’anticiper son fonctionnement et de définir avec justesse les emboîtements des enrochements. Une fois que j’ai acquis un bon état de connaissance, j’essaie de traduire toutes les contraintes dans le projet. Pour les musées, je travaille entre autres avec des experts en conservation. Ils m’ont expliqué comment protéger une œuvre, comment stabiliser la température ou contrôler l’éclairage, comment présenter des livres sans les endommager. Seul celui qui est capable de comprendre les besoins est habilité à répondre à la contrainte. Je considère mon métier d’architecte uniquement de cette manière. Pour les écoles, c’est pareil. A Dubaï, nous avons construit le premier bâtiment Minergie au Moyen-Orient. Il a fallu simultanément travailler avec des physiciens du bâtiment et des ingénieurs climatisation, ventilation et sanitaire capables de transposer le savoir suisse dans un autre contexte. Le climat extrême nous a poussé à expérimenter de nouvelles méthodes de travail. Dans ce cas nous avons dû concevoir un bâtiment très peu vitré et avec des accès hautement contrôlés. L’architecture est issue de ces nombreuses contraintes techniques. Je travaille actuellement sur plusieurs cliniques et l’apport des médecins est fondamental. Pour le nouveau centre de radiothérapie sur lequel nous travaillons, j’ai dû m’instruire sur le fonctionnement des différents appareils. Les médecins m’ont expliqué leurs besoins, et ensuite nous avons fait le travail d’architecte en essayant de donner une forme à leurs demandes. Ça ne m’intéresse pas de copier ce qui a déjà été fait auparavant, j’aime aller plus loin que ce qui existe déjà, en apportant notre valeur ajoutée d’architecte.

Y. D. La diversité des affectations ne serait-ce pas aussi une manière d’éviter la routine et de diversifier le panel des expériences ?

G. M. R. Il y a une certaine perméabilité entre les expériences, mais les connaissances requises sont tellement spécifiques qu’un transfert entre projets n’est dans la majorité des cas pas envisageable. L’intérêt de démultiplier les expériences et les types de bâtiments permet d’acquérir des connaissances personnelles uniques. Plus que de sortir de la routine, car je n’en vois pas dans notre métier, ce qui me plaît c’est de constamment élargir son savoir et de travailler sur son intuition pour trouver des solutions architecturales pertinentes.

Y. D. A vous entendre, chacun comprend que la beauté du métier d’architecte est liée à l’éternelle capacité de se réinventer et de se confronter à de nouvelles opportunités. Il y a quelque chose de très fort entre la diversité des affectations et l’homogénéité architecturale que vous arrivez à donner à votre pratique, à vos réalisations. Avez-vous des obsessions architecturales qui vous poursuivent ?

G. M. R. La force de l’horizontalité proche du terrain, les zones de transition, les interactions spatiales entre intérieur et extérieur, le travail du plein et du vide. La gestion de la lumière naturelle est également une constante dans mes projets, que ce soit dans la conservation, les espaces de travail ou le logement. Je mène aussi une recherche constante sur la plasticité des bâtiments que je conçois, parce que je suis attiré par l’éclatement de la forme. La forme est une résultante de mes réflexions, mais c’est surtout un langage qui me plaît et qui va à l’encontre des modes. Je suis conscient que ma ligne s’éloigne de la production actuelle de la plupart de mes confrères régionaux. Aujourd’hui, beaucoup de mes confrères poussent la rationalité de l’expression à l’extrême, ce qui conduit à une certaine homogénéisation de l’expression. Moi, j’ai toujours essayé d’apporter quelque chose de différent dans ma recherche, petit à petit mon architecture a évolué pour aller vers des volumes plus expressifs. Quand j’ai pris conscience du potentiel de l’articulation des volumes, j’ai commencé à réfléchir sur la définition spatiale entre intérieur et extérieur, aux formes et aux lignes, étirées, aux pleins et aux vides. Ce sont des thèmes qui sont devenus récurrents dans ma pratique et qui m’intéressent parce qu’ils sont très proches de la recherche que je mène dans mon activité artistique. Ce loisir est en lien étroit avec mon travail d’architecte, je fais beaucoup de compositions bidimensionnelles, disons picturales, mais aussi tridimensionnelles ou sculpturales, qui enrichissent mon travail professionnel.

Y. D. Pourriez-vous nous parler plus en détail de cette production artistique ?

G. M. R. C’est un travail que je fais en parallèle de l’architecture. En peinture, je travaille beaucoup sur la géométrie, sur les rap- ports et les proportions, les lignes, les reliefs, les profondeurs. Il y avait, dans une des villas que j’ai conçues, une double hauteur à laquelle je voulais donner une raison d’être. Alors j’ai travaillé 4 panneaux superposés, une sorte de quadriptyque, dont la géométrie jaillit de la peinture. Dans la sculpture, ce qui m’intrigue beaucoup, c’est de travailler avec les pleins et les vides. Je travaille d’une certaine manière sur l’osmose entre les deux et mes recherches géométriques deviennent alors tridimensionnelles. L’alliance de ces trois disciplines – peinture, sculpture et architecture – fait qu’elles possèdent pour moi quelque chose en commun. Je pense que dans mon travail d’architecte, le résultat final est visuellement important. Pour moi, l’architecture doit générer de beaux objets, bien proportionnés, bien étudiés, bien calculés. Finalement la valeur esthétique reflète l’aboutissement d’un processus et une certaine cohérence qui se matérialise par la vie qui s’inscrit dans un bâtiment, la manière d’y habiter, son fonctionne- ment interne. Je m’étonne du reste que, pour beaucoup d’architectes contemporains, cette notion du beau soit passée au deuxième plan. Mes clients me suivent dans cette réflexion, ils aiment qu’on regarde leur bâtiment comme on peut regarder un bel objet.

Y. D. Comment cette recherche de la beauté s’accommode-t-elle des éléments normatifs et standardisés qui sont légion dans le monde de la construction ?

G. M. R. La beauté que j’évoque cherche une forme atemporelle, qui s’émancipe des modes et donne une signature à mon architecture. Je travaille beaucoup avec les proportions et fais confiance à mon intuition au niveau des géométries et des proportions. J’accorde aussi une attention particulière aux choix des matériaux et à la matérialisation des façades. En façade, les effets de rythmes et de profondeurs me permettent d’intégrer toutes sortes de paramètres techniques et de contraintes normatives. Pour moduler une façade, il faut savoir comment la construire, comment elle s’assemble. C’est un peu comme de la musique, il y a des modules qui se répètent, des variations qui jouent du rythme, mais aussi des exceptions qui rendent un moment unique. Parler de rythme dans une façade, c’est oser une citation ou un rappel à une spécificité dictée par la situation urbaine. Dans le projet derrière la gare à Vevey, par exemple, le rythme donne une réponse à la morphologie bâtie existante et réinterprète la manière avec laquelle la ville s’est développée. Le bâtiment fait 130 mètres de long, il fallait assumer de construire ce bâtiment d’un seul tenant, mais il fallait aussi intégrer son échelle dans un tissu construit séquencé. Le rythme de la façade narre cette histoire et définit la règle du découpage. Ce découpage est fonctionnel d’un côté et esthétique de l’autre. Il définit le caractère du bâtiment et traduit la combinaison équilibrée de ces deux aspects. Cela produit des géométries qui peuvent paraître irrationnelles, alors qu’en réalité la règle est préétablie pour produire un « pattern » et un dessin esthétisé. Je vois dans mon travail un savant mélange de rationalité, de subjectivité et d’intuition.

Y. D. Votre signature architecturale est également marquée par des lignes épurées et la blancheur de vos bâtiments. Quelle sont les éléments qui justifient vos choix de matérialisation ?

G. M. R. Le blanc est prépondérant car il met en valeur le jeu des pleins et des vides. La blancheur exalte les contrastes et accentue les jeux de lumière et d’ombre. Mais je cultive plus largement un amour pour les matériaux. J’adore toucher la matière et me souviens qu’enfant j’allais sur les chantiers pour toucher le ciment, la brique, la pierre, le bois. Aimer les matériaux, ça veut aussi dire savoir comment les utiliser, comment les assembler. J’expérimente en associant le bois avec le métal, la pierre avec le béton. Une bonne connaissance des caractéristiques de chaque matériau permet de savoir comment les faire fonctionner ensemble, comment les faire interagir l’un avec l’autre pour leur donner l’expression souhaitée. Je cherche à mettre le détail et la matérialisation en relation avec la conception globale du bâtiment, avec sa forme et son volume. Pour moi, la qualité du matériau, la manière de le travailler passe par une collaboration étroite avec les artisans, leurs connaissances me permettent d’atteindre une haute qualité de mise en œuvre. Sur le bâtiment de MSC à Genève, nous avons dessiné toutes les pièces métalliques des assemblages qui tiennent la façade. Nous avons ensuite dû trouver des serruriers capables d’assembler les éléments métalliques dessinés pour tenir les verres de la façade. Ce travail me passionne, j’aime voir comment les matériaux fonctionnent ensemble et se bonifient mutuellement.

Y. D. Quand on vous écoute, on sent votre sensibilité, votre émotion, pour la matière, et puis en même temps vos explications sont très rationnelles, très technique. Comment faites-vous le lien entre ces deux mondes antagonistes ?

G. M. R. J’ai une relation très sensuelle avec la matière et les matériaux. J’y mêle une rigueur personnelle pour en faire une utilisation rationnelle. La rigueur et la précision viennent de mon éducation. Je suis un esthète. J’aime que les choses soient bien faites. Pour atteindre cette qualité, il faut un investissement de tous les instants, lors de la conception, puis dans le suivi et la mise en œuvre. Je cherche un équilibre entre le minimum de matière pour atteindre le maximum d’effet, juste ce qu’il faut, ni trop, ni trop peu. Le dosage est difficile, c’est une question d’habitude et d’attitude, ça passe par une culture du regard et une expérience de la construction. J’adore le travail avec les artisans, ceux qui connaissent bien leur métier sont pour moi de grands artistes. C’est des gens avec lesquels j’ai énormément de plaisir à échanger. Leur travail a un prix et prend du temps. Ceux qui, grâce à leur savoir-faire, savent transformer le métal, la pierre, le bois ou le cuir me procurent un plaisir jouissif. Je m’intéresse à savoir comment les artisans travaillent, à connaître leurs techniques, pour pouvoir les amener plus loin, sur des réflexions qui les font sortir de leurs conventions et aboutissent au développement d’une esthétique nouvelle.

Y. D. Vous semblez avoir une attitude très humble et intégrative dans vos projets de rénovation. S’agit-il d’une constante immuable ?

G. M. R. Ici, la notion du temps prend une grande importance. Le respect du passé est fondamental. Comme l’artisanat, l’histoire de l’architecture me fascine. J’adore me confronter à des bâtiments historiques, car ils portent les traces de leur vie et des époques qu’ils ont traversés. J’ai appris comment les restaurer en travaillant avec des spécialistes de la pierre, du crépi, du bois et des fenêtres. Ces gens-là viennent avec leurs connaissances et nous permettent de conserver l’essence historique des bâtiments. Quand un bâtiment le « mérite », c’est extraordinaire de pouvoir le restaurer. C’est aussi un grand honneur et une vraie responsabilité de pouvoir y adjoindre une extension ou de le réaffecter pour lui insuffler une nouvelle vie. Le dialogue entre parties historiques et contemporaines m’a toujours intéressé. J’ai fait ma première expérience de restauration au musée de l’Elysée, puis ai transformé un pavillon au bord du lac ainsi qu’un bâtiment historique du 14e siècle au Bourg-du-Four à Genève. Mon travail est souvent minimaliste, pour ne pas dire invisible, et s’inscrit dans un respect humble et total de l’existant. Ce respect s’exprime de différentes façons, mêlant plus ou moins l’ancien avec le nouveau. Actuellement nous travaillons sur la transformation d’une vieille ferme et d’une construction bourgeoise du 14e-15e siècle à Lausanne. Notre intervention est très contemporaine à l’intérieur, tout en respectant l’histoire du bâtiment à l’extérieur. Un cas plus délicat concerne la démolition-reconstruction d’une maison à Epalinges, dont le projet joue avec l’histoire de la construction précédente. Construit par un autre architecte selon une trame de 3.20 mètres sur une profondeur de 4.50 mètres, le pavillon métallique qui préexistait présentait une rigueur minimaliste somptueuse. Il avait construit ce pavillon dans les années 1960 pour lui et sa famille. Et puis, après y avoir habité presque 50 ans, il a décidé de vendre. Mes clients ont acheté et se sont rendus compte qu’il était pratiquement impossible de vivre dedans, parce qu’il s’agissait d’une maison où seuls des architectes aimeraient vivre. Le plan était constitué de petites cellules qui s’ouvraient par des portes coulissantes sur l’espace commun. La relation entre l’espace privé et l’espace collectif était extraordinaire, tout était construit en métal, détaché du sol, c’était très beau comme objet. Mes clients m’ont alors dit « nous ne pouvons rien faire avec ça ». Et moi ça me faisait de la peine de démolir ce bâtiment, je me suis dit « ce n’est pas possible de démolir un objet pareil », mais les besoins ont finalement été plus forts. J’ai finalement accepté de démolir la maison, mais en gardant exactement l’emprise au sol et l’orientation préexistante du bâtiment. J’ai aussi repris la trame structurelle de 3.20 mètres et l’ai réinterprétée en béton, en raison des contraintes statiques et constructives. J’ai aussi repris la modulation des espaces intérieurs et le discours que l’architecte qui m’avait précédé avait établi avec le paysage. Il a en somme commencé un dialogue avec le paysage, et moi je l’ai continué en respectant les règles qu’il avait mises en place. J’ai eu la chance de pouvoir lui présenter le projet et lui ai expliqué le travail que j’avais fait. Je lui ai dit « j’ai adoré votre bâtiment, il était extraordinaire, juste, l’implantation était parfaite par rapport à la parcelle, l’orientation magnifique, j’ai repris la modulation, le rythme. » Son émotion était très forte. J’avais peur qu’il réagisse mal en apprenant que j’avais démoli sa maison. Mais non, il était enthousiaste et m’a dit « vous savez, cette maison, elle était impossible à vivre. Mes enfants portent encore aujourd’hui une animosité envers moi, parce que je les ai fait vivre dans cette maison. » Malgré mon grand respect pour la substance historique, je me suis fait à l’idée qu’il existe des situations où la démolition est irrévocable. C’est une responsabilité que j’assume, même si certains confrères me reprochent cette attitude per- missive. Je peux évoquer un autre exemple, sur une parcelle urbaine où il existait un chalet en bois construit au début du 20e siècle fin 19e, témoignage des résidences secondaires de la bourgeoisie de l’époque. L’objet architectural était intéressant, mais son rapport à l’environnement était complètement obsolète. Accepter qu’il existe certains bâtiments, possédant certes une valeur historique, qui peuvent être démolis ou en tous cas dont l’affectation peut être changée, c’est pour moi une manière de répondre à l’évolution de la société. Aujourd’hui, certaines personnes veulent absolument tout préserver et faire de nos villes des musées intouchables.

Y. D. Votre intérêt pour la substance existante fait place à une attitude beaucoup plus exubérante lorsque vous réalisez des constructions nouvelles. Comment expliquez-vous ce contraste ?

G. M. R. La thématique de la réinterprétation d’éléments existants s’exprime à l’échelle du contexte, du bâtiment ou du détail et possède à mes yeux une valeur intellectuelle. Mon approche analytique et mon respect pour le bâti existant ne m’interdisent cependant pas de travailler avec un langage contemporain. Je fais effective- ment volontiers le choix du contraste et de l’exubérance lorsque je réalise de nouveaux bâtiments ou lorsque j’interviens dans un contexte banal. Selon la situation, l’architecture doit dépasser le chuchotement, la modestie du « sotto voce » et assumer sa présence, s’affirmer en étant plus puissante, un ton au-dessus.

Y. D. Cette notion de dialogue est très ancrée dans votre travail. Il y a un objet, la fondation Bodmer, qui est très emblématique de cette pratique, parce que vous y êtes intervenu deux fois, la première fois en collaboration avec Mario Botta, et puis très récemment une deuxième fois, mais seul. Comment avez-vous réagi à cette confrontation singulière ?

G. M. R. Le client voulait étendre les fonctions du musée, principalement pour accueillir des fonctions dédiées aux collaborateurs scientifiques et aux conservateurs. Après avoir travaillé sur le musée et l’ouverture de la collection au grand public lors de la première intervention, il s’est avéré très intéressant de travailler sur la partie réservée en priorité aux collaborateurs de la Fondation Bodmer. Dans les deux cas, l’attitude se veut minimaliste et introvertie avec des bâtiments épigés, qui s’inscrivent donc de manière enterrée, en prolongement des deux maisons d’origine. Le musée était voué à la présentation d’ouvrages anciens, de livres principalement. Il fallait créer un climat d’exposition presque sacral, avec une discrétion et une sobriété qui assure un contrôle total de la lumière pour protéger les œuvres exposées. Dans la deuxième extension, la demande était très différente, il fallait créer des locaux pour la conservation et la consultation, un laboratoire pour la reproduction des livres, des salles de lecture pour les chercheurs, une salle de conférence pour la Fondation et finalement un lieu de détente pour le public en lien avec le musée existant. En analogie avec la première intervention, nous avons confirmé notre intention de construire en souterrain, mais la difficulté c’est qu’il fallait trouver de la lumière pour des locaux de travail et de lecture dans lesquels les conservateurs et les chercheurs séjournent toute la journée. Nous avons donc décidé d’entailler le terrain naturel par un geste fort, une découpe franche qui se matérialise par une cour extérieure et un mur recouvert d’un parement de pierres naturelles. Si la première partie était plutôt introvertie, la deuxième s’avère un peu plus extravertie pour trouver de la lumière naturelle. Le but était de garantir une grande homogénéité au niveau du fonctionnement et de donner l’impression que cette deuxième extension a toujours existé. La matérialisation marque une évolution intéressante entre la première partie, qui est en béton apparent, et la deuxième partie dont le langage dialogue de manière plus mimétique avec les bâtiments historiques.

Y. D. Pouvoir réintervenir sur un bâtiment que vous avez conçu il y a une vingtaine d’années met en lumière l’évolution de vos propres réflexions, mais aussi de l’architecture de manière générale. Quels sont les aspects qui ont le plus changés durant vos nombreuses années de pratique ?

G. M. R. Je pense qu’avec le temps on devient plus conscient de notre sensibilité. Les expériences acquises au fil des années renforcent la capacité à mieux comprendre les choses, les enjeux, les priorités, et notre manière de les appréhender. En italien on utilise le terme « acerbo » quand un fruit n’est pas encore à maturité ; avec les années que l’on passe au travail, le fruit mûrit et prend tout son goût. La société a également bien changé, nous sommes aujourd’hui beaucoup plus sensibles à l’environnement, à la durabilité, à la normalisation, ce sont des éléments qui influencent énormément notre travail et je ne parle pas de l’artisanat dont le savoir se délite.

Y. D. Votre esprit perfectionniste vous accompagne à toutes les échelles, du macro au micro et vice versa. Pourriez-vous nous dévoiler quelques éléments spécifiques de votre processus de travail ?

G. M. R. Dans mes projets, j’avance toujours avec la même volonté de rigueur, peu importe l’échelle. Le souci de trouver une réponse adéquate s’applique autant aux détails qu’à l’implantation d’un bâtiment. J’aime aller très loin dans la réflexion et le contrôle, cher- cher la manière la plus élégante, la plus pertinente d’intervenir. Le métier d’architecte requière une grande force d’anticipation et de persuasion pour passer d’une idée à sa réalisation. Quand vous planifiez, vous devez déjà réfléchir à comment vous allez fixer ensemble le tout, sinon vous vous retrouvez avec une solution difficile à mettre en œuvre. Poser quatre vis apparentes pourrait être une solution de facilité, mais prévoir une pièce conçue spécifiquement, qui vient s’intégrer pour tenir l’objet, demande une certaine maîtrise.

Y. D. Le dessin à la main prend une place de choix dans votre processus créatif. Les esquisses d’ensemble, mais aussi les croquis de détail que vous produisez, révèlent-ils une méthode privilégiée de transmission de vos envies et visions à vos collaborateurs ?

G. M. R. J’ai ouvert mon bureau il y a trente ans. J’ai des collaborateurs qui sont là depuis le début, d’autres depuis vingt ou dix ans. D’avoir pu travailler longtemps avec les mêmes personnes prouve que nous sommes sur la même longueur d’onde, que nous partageons les mêmes envies, les mêmes valeurs. Avec le temps mes collaborateurs gagnent en indépendance. Certains sont même capables d’aller plus loin que ce que je pourrais faire seul, tellement ils se sont imprégnés de la philosophie du bureau. Ce travail d’équipe nous rend plus compétents, plus performants, et nous permet aujourd’hui de mener 45 projets de front. Revenons au dessin, c’est vrai qu’il s’agit d’une constante. D’ailleurs j’ai des collections de dessins que j’archive dans des carnets, c’est pour moi la manière la plus efficace et la plus directe de communiquer. Ils me sont tout d’abord utiles pour organiser ma réflexion à moi, puis pour transmettre les informations à mes collaborateurs. Je fais mes croquis le soir où à la maison le week- end, quand je suis au calme. Tous mes projets commencent par une esquisse. Je réfléchis toujours au plan et à l’élévation en même temps, parce que les deux se nourrissent en parallèle. Le résultat est immédiat, spontané. Avec quelques croquis, j’arrive à figer 90% des enjeux du projet, ensuite mes collaborateurs continuent le développement avec les programmes informatiques. Le croquis possède quelque chose d’intuitif, de très personnel, que j’essaie d’encourager auprès de mes collaborateurs. Les meilleurs projets se développent en jonglant entre le dessin à la main et l’ordinateur.

Y. D. Vous accordez également une très grande présence au texte par des collaboration avec des écrivains, c’est le cas de vos deux derniers livres. J’ai aussi découvert que vous produisiez de nombreuses maquettes à des échelles très détaillées. Vers l’extérieur, outre quelques images de synthèse, vous thématisez peu ces multiples aspects de votre travail. Pourquoi ce choix de garder certaines choses pour vous ?

G. M. R. Dans mes livres, j’ai publié quelques croquis et j’ai demandé à des auteurs du monde littéraire de m’accompagner dans ce processus de publication. Les maquettes me semblent plus difficiles à publier. Comme outils de communication elles sont par contre extraordinaires et je les utilise pour développer mes projets à l’interne, contrôler les volumétries et vérifier ce qu’il est impossible à voir avec des images de synthèse. Les images de synthèse sont efficaces pour regarder un projet sous toutes ses coutures. C’est une vraie évolution pour notre métier, nous sommes aujourd’hui capables de développer des volumétries beaucoup plus complexes grâce aux programmes informatiques qu’il y a trente ans et de les expliquer à nos clients. La maquette complète ce travail.

Y. D. Pourquoi travailler en maquettes, si l’image de synthèse vous donne satisfaction ?

G. M. R. En maquette, le niveau d’expression et le ressenti sont très proches de la réalité. J’arrive à visualiser de manière globale et en même temps la forme, le volume et l’aspect physique de la construction. J’aime aussi couper, ajouter, coller, le résultat est immédiat. Les images de synthèse amènent beaucoup de pollution visuelle, les effets de lumière, les reflets, les grands angles. Avec la maquette vous tendez naturellement vers l’abstraction du réel. D’ailleurs quand je demande à un collaborateur de construire une maquette, je lui dis ce qu’on doit voir. J’élimine tous les parasites et me fixe sur l’essentiel. Souvent nous devons faire un projet de maquette pour qu’elle exprime ce qu’on veut montrer, c’est donc effectivement un vrai processus d’épuration.

Y. D. Avec les années, vous avez constitué une équipe fidèle et passionnée. La complémentarité est-elle une clé de collaboration ?

G. M. R. La complémentarité naît avec le temps. Avec les années, chacun comprend quel est le langage, la manière de travailler l’architecture, la manière aussi de s’adresser aux clients. J’essaie de leur transmettre ma ligne, ma passion et ma rigueur. J’organise des présentations des projets en cours régulièrement avec tous les collaborateurs pour les tenir au courant et stimuler les réflexions de chacun. Cette forme d’intelligence collective est très efficace. Parce que, quand on est vingt autour de la table, on arrive à trouver rapidement des solutions aux problèmes de chaque projet. Je crois que c’est gratifiant pour tout le monde et que ça nous pousse plus loin, tous ensemble, dans un vrai esprit de cohésion.

Y. D. Finalement pourquoi réalisez-vous ce livre ?

G. M. R. Plusieurs raisons m’ont amené à cet ouvrage. Tout d’abord, c’est un prétexte pour mieux comprendre ce que je fais, communiquer ma passion et réfléchir sur l’architecture que je produis. C’est aussi un objet de remerciement envers mes clients et mes collaborateurs, sans qui tous ces projets n’auraient pas été possibles. Ils se reconnaissent dans le travail que nous faisons ensemble, j’en suis très fier. Le livre parle de ces échanges et dialogues multiples entre les gens. Le premier livre sur le travail du bureau, publié il y a un peu plus de dix ans, a eu un impact extraordinaire. Il a résonné autant à l’interne, qu’à l’extérieur. Une publication, c’est l’occasion de réfléchir, de discuter, de communiquer et de stimuler nos réflexions. C’est aussi une bonne occasion de revisiter les bâtiments que j’ai construits, de les redécouvrir sous un autre angle. Avec le temps le regard change, parfois je suis surpris de ce que j’ai fait. L’architecture est tellement différente d’un jour à l’autre, la luminosité change, la patine modifie la réflexion des matériaux, les ombres gagnent en profondeur. J’ai besoin de rester critique envers mon travail et ce livre marque un moment, un arrêt sur images qui me permettra d’évoluer vers une prochaine étape. Je vois qu’en trente ans, nous avons construit presque 500 bâtiments dans le bassin lémanique. Je suis reconnaissant d’avoir pu marquer le paysage dans lequel je vis. C’est la beauté du métier d’architecte de laisser quelques traces et d’essayer d’améliorer la vie des autres et d’essayer, en quelque sorte, de participer à la beauté du monde dans lequel on vit.
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